soberania_tecnologica_v2/fr/content/04gamification.md

434 lines
26 KiB
Markdown
Raw Blame History

This file contains invisible Unicode characters

This file contains invisible Unicode characters that are indistinguishable to humans but may be processed differently by a computer. If you think that this is intentional, you can safely ignore this warning. Use the Escape button to reveal them.

# Gouvernance numérique
***Ippolita***
## Il était une fois…
Il était une fois une ville sur les rives d'un lac de montagne. La ville
était très sale parce que les habitantes jetaient leurs ordures dans
la rue. L'eau finissait dans le lac qui en est devenu pollué et
nauséabond. Des lois plus strictes ont été promulguées, mais les
réprimandes et les amandes n'y changeaient rien. Même la prison s'est
révélée inefficace. Les habitantes s'étaient habituées à mal se
comporter, illes étaient devenues accroes à la puanteur des égouts
en plein air et des fumées toxiques qui se dégageait des tas d'ordures
en train de brûler. Tous les remèdes ont échoué misérablement. Celleux
qui ne pouvaient plus supporter la situation avait pris leurs affaires
et s'étaient enfuies — les autres étaient simplement résignées.
Après tout, pensaient-illes, même s'illes avaient agi comme illes
auraient dû, les autres auraient continué à mal se comporter. Ça ne
valait donc pas la peine de faire quoi que ce soit.
Puis, un jour, un gestionnaire arriva en ville. Il proposa son aide pour
résoudre la situation, mais à condition seulement d'obtenir du conseil
municipal les pleins pouvoirs sur la question: au moindre problème, à
la moindre plainte des citoyennes, illes pourraient le jeter au lac.
Il obtint donc une délégation totale. Le gestionnaire, devenu
impresario, et son équipe technique installèrent de nombreuses poubelles
et annoncèrent un fantastique jeu de ramassage des ordures. Tout le
monde pouvait participer: « *suivez bien les règles de tri des déchets
et vous pourrez alors gagner des prix fabuleux* ».
Cela fonctionna si bien qu'après quelques mois, la ville était devenu
propre. Mais maintenant, les transports en commun étaient en crise.
Stationnements gênants. Rues dangereuses. Et il n'y avait pas d'argent
public disponible. Le gestionnaire devint entrepreneur et obtint carte
blanche pour s'occuper des autres secteurs en difficultés. Il organisa
l'enregistrement de toutes les citoyennes avec leur nom complet et
leur adresse sur son média social. Dessus, illes rendaient compte mot
par mot de ce qu'illes faisaient, et de ce que leurs amies et
connaissances faisaient, et des personnes autour d'elles.
Ces actions et de nombreuses autres permettaient d'accéder à des rangs
spéciaux: les joueureuses qui se distinguaient pouvaient monter de
niveau, et gagner accès à de nouvelles récompenses excitantes grâce à
leur statut. Un système sophistiqué était fait pour permettre
d'accumuler des crédits sous forme de monnaie numérique sur des comptes
gérés par les entreprises de l'impresario. La liste des actions
illicites était mise à jour en permanence. Dénoncer un acte illégal de
son voisin, par exemple, donnait à l'informateurice le droit de faire
trois minutes de courses gratuites dans un des supermarchés de
l'impresario, ou cinq minutes si l'information portait sur une personne
dont c'était la première infraction. Les crédits en monnaie numérique
remplacèrent l'argent traditionnel dans la ville. Chaque interaction
pouvait être quantifiée en se basant sur le crédit que vous pouviez
acheter ou vendre: la banque de l'impresario ne prenait qu'un petit
pourcentage de chaque échange.
Le gouvernement de la ville fût dissout. À sa place est advenue une
gouvernance technique conçue par le gestionnaire, exploitée comme une
entreprise privée, avec pour résultat d'importantes économies en termes
de temps, d'argent et d'énergie. La ville est rapidement devenue un
modèle pour le monde entier. Des professionnelles venaient de loin
pour étudier le miracle. Tout le monde s'accordait sur l'aspect le plus
notable du système, la véritable réalisation du paradis sur terre: on
n'avait aucun besoin de réfléchir ou de choisir, vu qu'un magnifique
système de notifications informaient continuellement toutes les
joueureuses sur les prochaines actions à faire pour gagner une
réputation. Les quelques voix dissidentes affirmaient que les
joueureuses agissaient comme des machines programmées, mais, comme le
confessait un citoyen au départ sceptique: finalement il s'est senti
vraiment libre pour la première fois de sa vie. Personne ne voulait
revenir à un temps où illes étaient en proie à l'incertitude et au doute
sur ce qu'illes avaient à choisir.
Et ainsi, toutes les habitants furent formées et illes vécurent
heureuxses pour toujours.
## La ludification
Cette histoire est faite pour illustrer les éléments principaux de la
« ludification » (ou «* gamification* » en anglais), une des mises en
œuvre des principes de gouvernance numérique. Son mécanisme de base est
très simple: tout ce qui peut être décrit comme un problème est
converti en jeu, ou plutôt, en modèle de jeu. Répéter une action jugée
correcte est encouragé à l'aide de récompenses, de crédits, d'accès à un
plus haut niveau (hiérarchique), d'une publication dans un classement ou
un livre des records. Vu sous l'angle de la régulation, cela veut dire
qu'au lieu de sanctionner les infractions, c'est le respect des règles
qui est récompensé. Le résultat est un système de normes qui est positif
et que l'on respecte de nous-même, sans dimension éthique, vu que
l'évaluation de tout comportement, son axiologie, est déterminé par le
système, et pas par une réflexion personnelle et/ou collective sur
l'action en elle-même. La ludification accompagne la société de
prestation [^1].
Les incitations à la loyauté, comme les programmes de fidélité pour
clients, votants ou sujets, sont connus depuis des siècles. Pourtant,
l'étendue des systèmes numériques interactifs et connectés inaugure de
nouveaux scénarios pour des techniques de formation en masse. Avec elle,
la délégation cognitive se transforme en délégation de l'organisation
sociale. Les procédures d'interaction automatisées sont raffinées en
capitalisant sur la façon dont les utilisateurices manipulent leurs
outils numériques personnels. La participation à la construction de
mondes partagés est injustement devenue un entraînement comportemental.
Notre intention n'est évidemment pas de plaider pour un retour des
systèmes répressifs. La prohibition, et la répression qui s'en suit,
déclenche typiquement un approfondissement du désir de transgression et
correspond donc à un mécanisme de renforcement négatif. La prohibition
ne fonctionne jamais. Mais, tout n'est pas rose non plus avec un système
de renforcement positif. Quiconque a déjà eu à s'occuper d'enfants sait
qu'il est plus efficace de les récompenser que de leur « donner une
leçon ». Mais ensuite, on réalise souvent qu'une fois que l'enfant s'
« accroche » aux récompenses, ille en voudra une toujours plus grosse,
et que rien n'arrivera absolument plus sans qu'ille puisse anticiper une
distinction encore plus grande. Souvent, un système de renforcement
positif redevient donc un système punitif, qui se révèle être presque
l'opposé d'un système équivalent basé sur des récompenses.
Mais l'éducation en elle-même a bien peu à voir avec le respect d'un
ensemble de règles. Elle n'a également rien à voir avec l'obéissance. Ce
bon vieux Socrate, en voulant par exemple éduquer les jeunes à la
citoyenneté, n'a pas seulement enfreint les règles, il en a aussi invité
d'autres à être désobéissant et à suivre leur propre « Daimon » (le
démon, la « voix intérieur »). L'« éducation » algorithmique n'est rien
d'autre qu'un entraînement répétitif et conduit à la servitude. Bien
qu'en apparences, elle puisse produire de bons résultats en terme de
performance mesurable, elle n'induit certainement ni indépendance, ni
autonomie, ni responsabilité.
## Le plaisir
La ligne entre apprentissage et entraînement est étroite. Le principal
facteur se résume à une molécule qui joue un rôle central dans
l'apprentissage et la réponse aux stimuli de renforcement positifs: la
dopamine (ou plus techniquement « 3,4- dihydroxyphenethylamine »), un
neurotransmetteur qui traverse les voies neuronales de notre cerveau.
Pour simplifier ce qui est un mécanisme extrêmement complexe, nous
pouvons dire que le sentiment de gratification et de récompense que nous
ressentons quand nous réussissons à apprendre quelque chose est lié à
une libération de la dopamine. En général, les performances des
activités agréables dans le domaine psycho-physiologique (boire, manger,
le sexe, être reconnu, l'empathie, etc.) correspondent à une
concentration accrue de ce neurotransmetteur. Au passage, c'est la même
chose avec l'usage de drogues.
L'apprentissage sous toutes ses formes, même dans les activités
physiologiques, demande des efforts, de l'application et de l'attention.
Lire est fatiguant, tout comme l'est le fait d'assimiler une nouvelle
compétence. Atteindre un niveau satisfaisant avec des activités
psycho-physiologique demande des efforts. La façon la plus simple et la
moins coûteuse de faire grimper les niveaux de dopamine, et ainsi de
ressentir du plaisir, est de terminer une tâche, ou de répéter la même
procédure encore et encore. La répétition, l'itération d'un même
comportement, en est la formule. Elle fonctionne comme un raccourci.
Le processus de développement émotionnel prend place dans le système
limbique: la partie centrale et la plus ancienne du cerveau. Il indique
la présence, ou la perspective, de récompenses, ou de punitions, afin de
promouvoir l'activation de programmes moteurs visant à donner du plaisir
ou à éviter la douleur. Les drogues qui entraînent une accoutumance
fonctionnent exactement de la même manière et dans la même région du
cerveau, causant des sensations de plaisir. Une fois établies, les
connexions neuronales se renforcent de plus en plus, perdant ainsi leur
plasticité. C'est ce genre de raidissement des connexions qui correspond
à une capacité diminuée à relâcher l'état agréable d'excitation
neuronale causé par la dopamine. En termes plus techniques, cela se
produit par la détérioration à long-terme des chemins synaptiques qui
connectent les neurones. Dans nos cerveaux, c'est comme si des sentiers
devenaient des routes goudronnées, et des tonnes de dopamine deviennent
nécessaires pour ressentir du plaisir. À chaque cran, la dose doit être
augmentée. Cela explique pourquoi l'entraînement répétitif est si
efficace, et pourquoi il génère une accoutumance. Le désir d'un plaisir
lié à un automatisme, qui correspond à un comportement compulsif, nous
fait entrer dans une boucle répétitive dont il devient de plus en plus
difficile de sortir car les chemins neuronaux sont sans cesse excités.
Elle ne fera rien d'autre que de devenir de plus en plus puissante avec
le temps: une répétition du battement de la mesure.
L'utilisateurice manipule l'appareil. Pas seulement une fois, mais
plusieurs fois. De tous ces gestes — chaque geste correspondant à une
mesure —découle le rythme qui se répète par les nombreuses interactions
avec l'appareil. L'habitude se manifeste dans ce cycle.
## Rendez-nous notre jeu!
Nous devons aborder le concept d'ergonomie cognitive (du grec ancien
« ergo-nomos », « règles du travail »): grâce aux médias numériques,
nous pouvons diminuer notre charge mentale et, par exemple, déléguer à
certains appareils la tâche de retenir toutes les dates et numéros de
notre agenda. Un support très utile, du type indispensable, enfin
presque. Nous n'avons eu besoin d'aucun cours pour pouvoir utiliser un
répertoire téléphonique sur papier. Ou même notre téléphone pour ce
qu'il en est, ou sur la manière de gérer nos contacts avec un média
social. Peut-être que parfois, nous avons eu à poser des questions aux
*geeks* parmies nos amies. Nous n'avons probablement aucune idée de
comment tous ces trucs fonctionnent, mais le principal est que nous
arrivions à faire avec ce que nous voulons faire. Et pour le faire, nous
avons à réaliser une série d'actions répétitives, ou à refaire une
procédure. Nous passons par ce qui se trouve dans l'interface et nous
suivons les traces évidentes des procédures algorithmiques prévues par
d'autres pour nous.
L'organisation de notre système cognitif est principalement basée sur
des facultés et des raisonnements intuitifs. En nous fiant à
l'intuition, nous pouvons interpréter un contexte uniquement avec des
schémas mentaux qui font déjà partie de notre bagage mnémonique
non-conscient. L'effort cognitif et calculatoire est minime car nous
n'avons pas à réfléchir à ce que nous faisons. Nous agissons
automatiquement. Le raisonnement, lui, demande un effort cognitif
substantiel. Nous devons nous attarder sur un problème, faire des
hypothèses, suivre une séquence qui demande un rythme lent et une
implication complète. L'intuition nous permet d'agir et d'utiliser un
outil sans être capable d'expliquer son mode de fonctionnement. Tandis
que le raisonnement nous rend capable d'expliquer exactement comment une
chose fonctionne sans qu'il soit nécessaire de savoir l'utiliser. Une
virtuose du violon n'aura peut-être aucune idée de comment ses muscles
fonctionnent, elle peut pourtant les utiliser à la perfection. À
l'inverse, en lisant un manuel, nous pouvons être capable de décrire
théoriquement les étapes pour conduire un tracteur, sans pour autant en
fait être capable de le conduire.
La mémoire déclarative (savoir quoi, savoir quelque chose) est distincte
de la mémoire procédurale (savoir comment, savoir une procédure). Toutes
les activités que nous réalisons automatiquement implique la mémoire
procédurale. Quand nous agissons intuitivement nous recourons aux
procédures apprises auparavant, rejouant la stratégie qui nous semble la
plus approprié pour compléter la tâche en cours avec succès. Nous
n'avons pas besoin de réfléchir. C'est une question d'écologie des
ressources, comme de ne pas gâcher une précieuse énergie computationelle
à réfléchir à comment faire du vélo si nous avons déjà appris comment.
Mais quand il n'y a pas de correspondance avec nos expériences
précédentes, nous devons utiliser la raison et analyser les conditions
environnementales avant d'agir: si une roue est crevée, nous devons la
démonter et la réparer. Mais si nous n'y arrivons pas, nous avons besoin
de demander de l'aide, ou sinon de bidouiller, et de créer une nouvelle
procédure, jamais encore utilisée.
En général, utiliser un medium numérique, comme une interface web, de
façon continue et quotidienne, veut dire apprendre progressivement à le
faire de façon automatique. Et comme ces interfaces sont conçues pour
procurer une « expérience » qui soit la plus facile et intuitive, on
peut facilement voir comment, à travers la création de schéma mentaux,
il est possible de dire qu'on les utilise « sans même réfléchir ». Même
si on change de téléphone pour celui d'un autre fabriquant, tant qu'on
utilise les mêmes applications, il suffit de repérer leurs icônes pour
revenir en mode automatique et interagir sans même regarder le clavier.
Une fois entraîné, notre esprit est capable de répéter les simulations
de l'action que nous voulons accomplir intégrées auparavant: une
capacité intuitive est donc une capacité de simuler une procédure connue
et de l'exécuter automatiquement. Cet automatisme coïncide avec
l'exécution de la procédure. C'est de là que part la plupart des
malentendus apparents sur les bénéfices éducatifs de l'utilisation
d'appareil numérique et ceux au sujet des différences cognitives qui
pourraient exister entre les « natifves du numérique » et les
utilisateurices plus tardifves. Le fait que les *smartphones* et les
tablettes soient utilisées pour la rééducation de patientes
souffrantes de maladies neurodégénératives comme la démence sémantique
constitue une bonne illustration. Dans le cas de ces patientes, comme
la mémoire procédurale est la seule mémoire qui leur reste, illes sont
capables de maîtriser plusieurs fonctions et d'utiliser quotidiennement
les appareils sans avoir de problèmes, même si illes sont par ailleurs
incapable de se souvenir de notions simples.
Le concept de « natifves du numérique » (*digital natives*) n'est pas
en lui-même un concept très valide. Des personnes nées à l'âge de la
télévision peuvent également devenir des utilisatrices compétentes
d'ordinateurs, interagir socialement et s'impliquer dans des relations
interpersonnelles par l'intermédiaire d'outils numériques, et trouver
l'expérience et la participation dans des réalités multimédias
interconnectées plus intéressante que la vie « déconnectée » de tous les
jours. Un cerveau humain est très plastique et peut se modifier de
lui-même très rapidement en apprenant des procédures, et c'est
particulièrement le cas pour des procédures liées à la ludification.
Mais cela ne veut pas dire qu'on est alors capable de comprendre,
interpréter, analyser, réécrire ou enseigner les mécanismes qu'on répète
de façon routinière!
La plongée plus ou moins profonde dans une réalité virtuelle pénétrant
notre corps biologique à travers les nerfs optiques génère un
détachement à notre environnement et une inattention sélective aux
stimuli non-visuels, en plus de créer une accoutumance. Et se détacher
de l'écran, après avoir passé des heures qui nous ont paru être des
minutes, peut être ressenti comme une vraie douleur. Rendez-nous le jeu,
même un instant, juste pour un instant, on s'amusait tellement! C'est
tellement *cool* d'être séparée de son corps. C'est l'écoulement du
temps qui constitue ici un paramètre fondamental pour identifier les
différents types d'interaction. Quand nous n'avons plus conscience de
l'écoulement du temps, c'est probablement que nous sommes dans une phase
de *flow* [^2], d'immersion procédurale. Nous vivons dans un cycle
présent et immédiat d'interactions, une expérience extrêmement
addictive, que nous aimerions ne jamais voir finir. Quand, au contraire,
le temps est perçu comme linéaire, avec des étapes expérientielles dont
nous sommes conscients, que nous sommes capable de stratifier, de
stocker et de rappeler ultérieurement, nous nous trouvons dans un temps
d'apprentissage séquentiel et d'utilisation de la mémoire déclarative.
De nos jours, les jeux vidéos sont devenus une partie fondamentale de la
vie de millions de gens qui ensemble passent des milliards d'heures à
jouer hors ou en ligne. Cela constitue un tournant: l'industrie du jeu
vidéo a surpassé toutes les autres branches de l'industrie du
divertissement. Par exemple un jeu en ligne massivement
multi-joueureuses (MMOG) dans lequel les participantes se connectent
simultanément pour jouer dans un monde qu'illes créent ensemble, peut
être plus coûteux et devenir par la suite plus profitable, que la
production d'un *blockbuster* d'Hollywood. Bien entendu, tous les jeux
vidéos ne sont pas pareils, mais la majorité est conçue pour induire un
état de *flow*. Outre la stimulation du circuit de dopamine, illes
peuvent agir sur la libération de l'oxytocine qui module la peur,
l'anxiété, induit un comportement prosocial, et qui a un effet sur de
nombreux autres neurotransmetteurs et hormones.
De nombreux jeux vidéos sont développés en suivant les prescriptions du
comportementalisme, et en particulier le format de la boîte de jeu de
Skinner qui fût conçu par le psychologue étasunien Burrhus Frederic
Skinner [^3] avec ses expériences sur des rats et des pigeons dans les
années 1930. Skinner a développé une méthode d'apprentissage appelé
conditionnement opérant. Un type de comportement particulier sera mieux
induit, même pour les humains, par des récompenses qui ne sont pas
accordées automatiquement. Un rat recevra donc de la nourriture s'il
enfonce un bouton, mais pas toujours. L'entraînement est plus efficace,
dans le sens que les boutons seront enfoncés plus souvent, si les
renforcements positifs ne sont pas automatiques mais possibles ou
probables. Pour les humains, un exemple nous est fourni quasiment
partout par les joueureuses de machines à sous: illes savent qu'illes
ne gagneront pas toujours, voir jamais, mais pour autant illes
continuent à remettre des jetons dans la machine, parce que le
conditionnement opérant (je peux gagner) est plus efficace qu'une
frustration immédiate (je n'ai pas gagné cette fois-ci). L'entraînement
comportemental est peut-être la plus grande supercherie de la
ludification, il est la norme pour les jeux vidéos, et en fait, pour
tous les autres types de jeu.
L'interaction avec un média numérique n'a pas nécessairement besoin
d'être limitée à un pur auto-entraînement, un exercice de mémoire
procédurale et simultanément d'intelligence ou d'intuition. Le
*hacking*, l'art « d'aller y mettre les mains », de reprendre le
contrôle sur un système complexe (matériel ou logiciel), de l'ajuster et
d'altérer son fonctionnement à volonté en appelle certainement aux
sensations. Pourtant, rester bloqué devant un écran pour un classique et
auto-destructeur « tour du cadran » de 24 heures ou plus, jusqu'à ce que
le corps/esprit s'écroule de fatigue, est un exemple typique de
comportement auto-destructeur induit par un système qui abuse la
rétroaction positive de la dopamine au point qu'on en oublie son corps
biologique.
Donc nous visons et prônons fortement une conscience et un va-et-vient
équitable entre les différentes formes d'intelligence et de mémoire.
Prendre soin de nous commence par une observation attentive de nos
interactions personnelles, par une écoute de nos inclinaisons
personnelles, cela avec le but d'être capable de trouver un rythme qui
nous convient, et d'être capable de définir nos propres règles. En
d'autres termes, de créer notre propre « liturgie » interactive.
## De l'autodéfense à la pédagogie conviviale *hacker*
Nous ne voulons pas abandonner le jeu, et abandonner le plaisir de jouer
en même temps. En effet, nous pensons qu'apprendre en jouant est l'une
des meilleurs façons de véritablement accumuler des expériences, d'en
faire des parties de nous. « Mettre en pratique » est notre slogan:
pour le plaisir de bidouiller avec des machines, de modifier des
appareils et des systèmes. Et c'est un vrai bonheur de le faire
ensemble. Cette activité à la première personne, cette interaction
agréable (quelques frissons érotiques doivent faire partie du jeu!) est
un préalable au bonheur d'un *hacker* jouant avec des outils
technologiques.
Au cours de nos ateliers de« *s-gamificazione* » (déludification), nous
avons développé une méthodologie simple pour s'approcher d'une pédagogie
conviviale, jouant sur les machines que nous aimons. Mais nous devons
d'abord nous débarrasser des automatismes qui nous réduisent à de
simples rouages des mégamachines des entreprises. Pour nous,
l'autodéfense numérique signifie par-dessus tout perdre l'habitude de
ré-agir à des stimuli de ludification. Comme point de départ, nous
devons changer nos habitudes de façon consciente.
Il n'est pas possible de rendre compte ici d'un atelier typique, parce
qu'il n'existe pas d'atelier typique. D'après notre expérience, chaque
groupe de gens et chaque situation s'avère radicalement différente d'une
autre. Il est également fréquent que des problèmes très personnels
soient mis en avant, et il est essentiel de garder ces-derniers loin des
projecteurs, à l'intérieur de l'espace protégé qu'est le groupe. Nous
avons donc essayé de résumer les principales étapes et de donner des
éléments sur nos ateliers afin de faire un compte-rendu qui raconte une
et même histoire, mais redite de nombreuses manières.
La première étape est de reconnaître le fait que nous sommes immergées
dans des environnements interactifs formés par des appareils
automatiques que nous n'avons pas choisi et qui ne nous font pas
nécessairement nous sentir bien.
La deuxième étape est de nous observer agir comme si nous étions des
étrangeres, d'observer nos habitudes bizarres — de nous regarder sous
la forme d'étranges animaux attendant impatiemment un message, devenant
irritée s'il n'arrive pas, étant ravi par un *like*, bondissant quand
une notification apparaît…
Une fois que nous avons identifié l'automatisme (stimulation-réponse)
qui nous fait nous comporter d'une certaine manière, nous focalisons
notre attention sur les changements émotionnels qui en résulte. La
colère, la joie, la tristesse, l'excitation, l'impatience, l'envie, la
peur et de nombreuses autres émotions se manifestent constamment,
souvent de façon conjuguée. Il existe clairement une conception
interactive de ces émotions dont nous ne sommes pas conscientes.
La troisième étape est de raconter à d'autres, à des personnes en qui
nous avons confiance, ce que nous avons découvert à propos de
nous-mêmes, à propos de nos comportements. De cette façon, nous
n'affichons pas publiquement d'éléments nous concernant sur les
plateformes détenues par les multinationales. Au contraire, nous
choisissons nous-mêmes les espaces et les moments consacrés à sortir les
masques qui animent nos liturgies interactives personnelles. Le train
d'émotions qui nous fait adopter le personnage d'une personne indécise,
d'un fanfaron, d'une timide, d'une experte compétente, ou l'un des
nombreux autres types possibles, représente ce qui s'est installé dans
nos individualités — sans que nous nous en rendions compte. Jusque là,
les positions « nous répondons comme cela » et « nous agissons comme
ceci » nous montrent combien nous sommes devenus esclaves de nos propres
comportements induits.
Enfin, la quatrième étape est de comparer nos histoires avec celles des
autres. Très souvent, nous trouvons que nos habitudes compulsives sont
très proches de celles de nos semblables, mais nous découvrons également
qu'il existe de très nombreuses façons de réaliser un changement — tant
que nous le voulons vraiment.
[^1]: « La société de prestation », Ippolita, *J'aime pas Facebook*, 2012, p. 46.
[^2]: *Flow, or in the zone / in the groove*. Voir Mihály Csíkszentmihályi, *Flow: the Psychology of optimal experience*, Harper & Row, New York, 1990.
[^3]: Une brève introduction se trouve McLeod, S. A. (2015). Skinner: *Operant Conditioning*. https://www.simplypsychology.org/operant-conditioning.html La référence sur ce sujet est Skinner, B. F. (1953). *Science and human behavior*. http://www.bfskinner.org/newtestsite/wp-content/uploads/2014/02/ScienceHumanBehavior.pdf